Par Anaik Pian, Victoria Brotto, Salomé Labé *
L’Europe a, comme d’autres régions du monde, été fortement touchée par la pandémie de la COVID -19. En France, les populations étrangères, immigrées et racisées ont été, comme cela a pu être relevé sur d’autres continents, particulièrement exposées à la COVID, du fait de conditions de vie précaire et de la sur-exposition à des facteurs de risques (Gaille et Terral, 2020 ; Brun et Simon, 2020)[1]. Lors de la première vague de l’épidémie en France, entre mars et avril 2020, les personnes nées à l’étranger ont connu, toute causes de décès confondues, une augmentation des décès deux fois plus forte que le reste de la population, comme le souligne les données de l’Institut français de la statistique et des études économiques (l’INSEE) [2].
L’étude MOCOMI, Morts COVID en migration, financée par l’Institut Convergences Migrations[3] ( Consultez ici la page de l’étude) et coordonnée par Marie-Caroline Saglio- Yatzimirsky, porte sur l’expérience, en contexte de crise sanitaire, de la mort en migration. Un volet de l’étude MOCOMI, encadré par Anaik Pian, s’est intéressé au rapport au risque COVID et à l’expérience de la crise sanitaire par des réfugiés syriens[4], arrivés relativement récemment dans la région Grand Est. Cette région a été particulièrement touchée par la première vague de l’épidémie qui, entre mars et avril 2020, a durement frappé la France.
Dans le cadre du programme MOCOMI, pendant plus de 10 mois, entre février et décembre 2021, une quarantaine de réfugiés syriens ont été interrogés et rencontrés sur leurs lieux de vie. La crise sanitaire survient pour cette population après un long parcours d’exil, déjà fortement marqué par la confrontation à différents risques de mort, notamment liés aux conflits armés et à la guerre en Syrie. Pour une grande partie des réfugiés rencontrés, la crise sanitaire a contribué à fragiliser une situation socio-économique déjà précaire en France, et marquée par un fort déclassement social. Ce déclassement a souvent commencé dès le début de leur exil en Turquie, au Liban ou encore en Jordanie.
Déclassements successifs
En effet, parmi les Syriens rencontrés dans la région Grand Est beaucoup ont vécu – quelques mois ou années – en Turquie, au Liban ou en Jordanie, avant leur arrivée en France. Qu’ils aient rejoint le territoire français dans le cadre de programmes de réinstallation[5], de couloirs humanitaires[6], d’admission humanitaire[7], ou par leurs propres moyens (via la traversée de la méditerranée et la route des Balkans, ou par avion), beaucoup n’ont pas retrouvé, en France, le niveau de vie qui était le leur en Syrie : c’est particulièrement le cas pour ceux issus des professions intellectuelles supérieures et libérales (médecins, dentistes, pharmaciens, enseignants-chercheurs, journalistes, etc.) mais aussi pour les indépendants (propriétaires de commerces alimentaires, etc.) comme pour certains propriétaires de vastes terrains agricoles en Syrie.
Nombre d’entre eux se sont retrouvés sans-emploi ou en reprise d’études, afin d’essayer d’obtenir l’équivalence de leurs diplômes ou de se reconvertir dans une voie tierce, leur semblant plus accessible du fait de la barrière de la langue. D’autres, encore, ont trouvé divers petits « boulots » dans la restauration, le secteur associatif ou le bâtiment. Lors des confinements respectifs, la fermeture des hôtels, des restaurants et des commerces dits « non-essentiels » a impliqué, pour beaucoup, le chômage partiel ou le non renouvellement de contrats précaires. Ces secteurs très touchés sont des domaines dans lesquels certains réfugiés rencontrés bénéficiaient d’expériences préalables, ayant déjà exercé ces activités, faute d’alternatives, en Jordanie, en Turquie ou encore au Liban.
En France, ils espéraient pouvoir exercer dans un domaine proche de leurs études et de leurs qualifications et retrouver un meilleur niveau de vie. La crise sanitaire vient d’autant plus bousculer leurs espoirs et leurs projections vers l’avenir, qu’elle complique également les démarches relatives à la recherche d’emploi, en démultipliant le distanciel et les formes de communication écrites, d’autant plus problématiques pour celles et ceux dont la maîtrise de la langue française est fragile.
Le cas d’Hayyan, un réfugié âgé de 31 ans, permet d’illustrer ces formes de déclassements successifs. En 2015, cet étudiant en chimie issu d’une famille relativement aisée, dont le père est professeur de langue arabe à l’université, est forcé de quitter la Syrie pour échapper au service militaire et ce, quelques mois avant l’obtention de son diplôme. Il part en Turquie où durant trois années il travaille successivement comme traducteur et réceptionniste dans un hôtel. Hayyan quitte la Turquie pour la France en 2018 par le biais d’un programme de réinstallation de l’UNHCR. Après avoir suivi des cours de français à l’Institut International d’Études Françaises (IIEF), il tente d’intégrer la faculté de chimie de Strasbourg. Mais la crise sanitaire et ses conséquences (l’absence de « boulots » étudiants, le retard administratif pour l’équivalence de son diplôme, la peur de ne pas réussir à payer son logement) l’ont à nouveau contraint d’abandonner les études de chimie pour se tourner vers d’autres formations plus courtes telles que des BTS pour pouvoir travailler plus rapidement et stabiliser sa situation. En l’absence de bourse et d’emploi étudiant durant sa reprise d’étude à l’IIEF, Hayyan est en effet contraint de vivre sur ses économies qui s’amenuisent considérablement. Il parvient à se nourrir grâce aux distributions d’aides alimentaires.
Durant les confinements, l’interruption des cours de langue en milieu associatif est par ailleurs vue par de nombreux réfugiés comme entrainant un retard dans l’apprentissage du français, alors même que celui-ci est perçu comme nécessaire à leur bonne insertion professionnelle. Et ce, même si parfois, la crise sanitaire a pu avoir des effets bénéfiques en termes d’emplois. Samara est arrivée en France en 2016 depuis le Liban, dans le cadre du programme européen de réinstallation, avec son époux et ses trois fils âgés de 23, 16 et 14 ans ainsi qu’avec sa belle-tante en situation d’handicap physique et mentale. Propriétaire d’un commerce à Damas, son mari s’est reconverti en vendeur informel à Beyrouth, tandis que ses fils ont trouvé un emploi de serveurs dans la capitale libanaise. En 2017, quelques mois après son installation dans la région Grand Est, Samara trouve un emploi à durée déterminée comme cuisinière dans un centre de soins pour des adultes handicapés. Son emploi se transforme en contrat à durée indéterminée (CDI) à temps complet durant la pandémie, du fait des importants besoins de la structure dans un secteur en tension. Pour Samara, qui n’avait encore jamais exercé de métier salarié à l’extérieur du cercle domestique, ce premier emploi en CDI est vécu comme une véritable émancipation du foyer familial.
Démarches administratives plus complexes
Il reste que la crise sanitaire a contribué à complexifier un certain nombre de démarches administratives (demande de logement social, attente de rendez-vous à la préfecture, procédures de réunification familiale, etc.), du fait de la fermeture au public des administrations puis du renforcement drastique des conditions d’accès dans le cadre de la lutte contre le coronavirus.
Contribuant à renforcer la précarité de la situation de nombreux réfugiés, cette temporalité suspendue dans l’urgence a pu générer d’intenses stress, comme le formule Omar, la quarantaine, docteur en littérature et écrivain. Omar est arrivé en France en 2020, après avoir laissé son épouse et ses enfants en Turquie. Il espère que ces derniers pourront le rejoindre à partir d’une procédure de réunification familiale. Hébergé en hôtel 115 faute de places en structures d’accueil pour demandeurs d’asile, et ayant dormi plusieurs nuits dehors durant le premier confinement, il témoigne à propos de son vécu durant le mois d’avril 2020 :
« En fait, je vivais un confinement dans le confinement […] Car je ne pouvais pas agir. Je ne pouvais pas prendre de décisions. S’il arrive quelque chose à ma famille en Turquie, je ne pourrai pas être à leur côté. Je vivais à l’intérieur de moi le confinement. Pour parler de 2020, j’espère trouver une langue qui puisse exprimer ma souffrance. Je n’arrivais plus à respirer, j’avais des spasmes au niveau de lèvres, de l’hypertension artérielle. Je n’ai pas peur de mourir car l’on va tous mourir un jour, mais mourir loin de ma femme et de mes enfants, surtout le petit dernier ».
Confinement, traumas et retour sur soi salvateur
Aussi, si le premier confinement en particulier[8] a pu raviver des traumatismes liés à la guerre, il a pu être vécu, par d’autres, de manière plus positive, permettant de retrouver une vie en famille après plusieurs mois de séparation liés au conflit armé et à l’exil. Il a pu aussi représenter un retour sur soi salvateur, à travers la mise à distance d’un environnement extérieur perçu comme agressif et agressant. Henry, journaliste de métier, exerçant désormais comme jardinier dans le cadre de contrats aidés, dit être devenu très sensible aux bruits après avoir été torturé en prison en Syrie, du fait de ses articles dénonçant la pauvreté sous le régime de Bachar El Assad. En entretien, il souligne que le fait d’avoir été confiné avec son épouse dans son appartement de deux pièces à Strasbourg lui a permis de se déconnecter d’un monde extérieur trop « bruyant », qu’il appréhende de manière anxiogène.
Au-delà des effets délétères – d’un point de vue socio-économique et administratif – de la crise sanitaire sur la situation des réfugiés syriens rencontrés, la plupart d’entre eux – qui n’ont pas directement été touché par des formes graves de la maladie – relativise en France le risque de mort COVID, au regard de toutes les épreuves auxquelles ils ont été confrontés…
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* Anaïk Pian est professeure de sociologie à l’Université de Strasbourg au sein du Laboratoire LinCS (UMR 7069) et Fellow de l’Institut Convergences Migrations. Salomé Labé et Victoria Brotto ont été stagiaires du Programme MOCOMI durant leur master 2 « Interventions sociales, coopération européenne et migrations » réalisé à la Faculté des Sciences sociales de Strasbourg. Victoria Brotto est désormais étudiante en master à l’Institut d’Etudes Politiques de Strasbourg.
[1] Gaille M. et Terral P. (dir.), Rapport sur les sciences humaines et sociales face à la première vague de la pandémie de Covid-19 – Enjeux et formes de la recherche, Paris, Alliance Athéna, 2020, http://www.alliance-athena.fr/publication-du-rapport-les-sciences-humaines-et-sociales-face-a-la-premiere-vague-de-la-pandemie-de-covid-19-enjeux-et-formes-de-la-recherche/; Brun S. et Simon P., « L’invisibilité des minorités dans les chiffres du Coronavirus : le détour par la Seine-Saint-Denis », in : Solène Brun et Patrick Simon (dir.), Dossier « Inégalités ethno-raciales et pandémie de coronavirus », De facto [En ligne], 19 | Mai 2020, mis en ligne le 15 mai 2020. URL : https://www.icmigrations.cnrs.fr/2020/05/15/defacto-019–05/
[2] Cf. https://www.insee.fr/fr/statistiques/5353976, consulté le 24/02/2022.
[3] Institut de recherche spécialisé dans les questions migratoires (CNRS).
[4] A noter qu’au Brésil, selon le Comité national pour les réfugiés (CONARE), les Syriens constituent, avec les Vénézuéliens, les premières nationalités parmi les réfugiés accueillis depuis 2016. Cf. https://www.gov.br/mj/pt-br/assuntos/seus-direitos/refugio/refugio-em-numeros-e-publicacoes/capa, consulté le 24/02/2022.
[5] Ces programmes permettent à des personnes reconnues comme réfugiés par le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), et vivant dans des conditions précaires dans un pays tiers, sans protection durable ni effective, d’être admis dans un second pays d’accueil, à partir du moment où le retour dans leur pays d’origine n’est pas possible. Selon les sources du Ministère français de l’intérieur, en 2020, 1200 réfugiés ont pu être réinstallés, ce qui est en-deçà des objectifs initialement prévus, du fait la crise sanitaire. Entre 2014 et le début de l’année 2021, 15 000 réfugiés, majoritairement originaires de Syrie et d’Afrique Subsaharienne, ont été réinstallés en France Source : Note ministérielle, Instruction relative aux orientations de la politique d’accueil des réfugiés réinstallés pour l’année 2021 [24 février 2021].
[6] Il s’agit d’une procédure instituée en mars 2017, formalisée dans un protocole d’accord entre le ministère de l’intérieur et des affaires étrangère français, et plusieurs associations, dont la Communauté de Sant’Egidio et la Fédération d’entraide protestante. Ce dispositif permet l’accueil en France de ressortissants syriens ou irakiens depuis le Liban. Les personnes éligibles, répondant à des critères de vulnérabilités, n’ont pas encore obtenu le statut de réfugiés, mais elles sont pré-identifiées au Liban, par les associations habilitées. Elles peuvent alors obtenir un visa au titre de l’asile de droit commun, et doivent déposer une demande d’asile à leur arrivée en France. Ce dispositif a concerné plus de 500 personnes entre 2017 et le 31 décembre 2021 ; Source : Note ministérielle, Instruction relative aux orientations de la politique d’accueil des réfugiés réinstallés pour l’année 2021 [24 février 2021]. Dans ce cadre, la Fédération d’entraide protestante de la région Grand Est accueille entre 5 et 6 familles par an.
[7] L’admission humanitaire est un dispositif d’accueil ciblant les ressortissants syriens (ou Palestiniens de Syrie), souhaitant demander l’asile depuis le Proche-Orient. Le HCR (Haut-commissariat pour les réfugiés) n’a pas procédé à l’examen du statut de réfugiés des intéressés dans ces pays tiers, mais a identifié une vulnérabilité particulière lors de l’enregistrement de leur demande, justifiant leur accueil en France. Les personnes concernées arrivent en France avec un visa au titre de l’asile et ont préalablement passé un entretien avec l’OFPRA (Organisme français pour les réfugiés et les apatrides).
[8] En France, le premier confinement, strict (autorisation d’une heure de sortie par jour, avec justificatifs), a eu lieu du 17 mars au 11 mai 2020.